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Date :  2003-02-17
langue :  Français
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Approche philosophique de la diversité culturelle par la question de la traduction

Source :  Reyes Mate


1. Rien n’est plus complice de la pensée unique que la langue unique. Si les langues répondent aux expériences des collectifs humains, le recours à une seule langue devrait correspondre à une seule et même expérience de l'Humanité. Or réduire l’immense histoire de l'Humanité à une unique expérience procure l'avantage de ne pas perdre son temps avec les misères humaines, bien que ce soit au prix de nier l'évidence: la conflictualité permanente qui traverse l'histoire des hommes.

Il convient de signaler d'emblée ce curieux paradoxe: tandis que l'expression pensée unique possède un caractère fortement négatif et même repoussant, on utilise et on promeut avec une parfaite complaisance le langage unique, la lingua franca. On couvre de tout le discrédit imaginable ce qui ressemble à la pensée unique, mais on attribue simultanément une valeur positive au déploiement global de l'anglais, qui, par exemple, est devenu la langue des sciences de la nature (Naturwissenschaften) et est en passe de devenir aussi celle des sciences de l'esprit (Geisteswissenschaften). La lingua franca est le chemin obligé vers une Philodoxa, c'est-à-dire une pensée politique moralement ou culturellement correcte qui est la forme dans laquelle se présente à nous de fait la pensée unique.

2. La société constituée par la pensée et la langue uniques se présente comme l'antidote efficace aux maux de notre temps, des maux qui prennent la forme soit d’un multiculturalisme exclusif, soit d’une confusion ou d’un amoncellement linguistique qui excluent toute forme de communication. Ni balkanisation, donc, ni Tour de Babel, prétendent les défenseurs de la langue unique. Or, le récit biblique de la Tour de Babel peut précisément nous aider à sortir de ce dilemme. Ce qu'il met en évidence, c’est, en premier lieu, qu'il y eut bien une langue commune et, en second lieu, qu'elle est irrécupérable. Que l'on ne peut pas retourner au bon vieux temps où tous les hommes se comprenaient en parlant la même langue ne signifie pas qu'il faille abandonner ce souvenir. C'est la tension entre les possibilités offertes par le langage (l'unité linguistique) et la réalité historique (pluralité de langues) qui ouvre les portes à la traduction comme seul sentier humain, à savoir un chemin rationnel vers cette unité aujourd'hui perdue mais qui est bien l’une des propriétés du langage.

3. La traduction est le thermomètre rationnel de l'unité. Ceci est particulièrement visible en Europe, lieu indiscutable de la pluralité des langues. Nous pouvons évaluer la qualité du projet politique de construction d'une Union Européenne par l’attention qui est portée à la question de la traduction. Ce que disent les statistiques, c’est que nous allons en arrière: de moins en moins de livres sont traduits d'une langue continentale à une autre —en particulier entre allemand, français et espagnol— et de plus en plus de l'anglais vers toutes les autres. Ceci est particulièrement frappant en philosophie. Si l'on prend en compte le fait que la pensée va de concert avec la langue, la traduction unidirectionnelle de l'anglais en d’autres langues se traduit par un monopole de l'agenda mondial du débat d'idées et, en conséquence, par la diffusion et l'implantation des théories politiques, morales, scientifiques ou esthétiques formulées en anglais. L'industrie culturelle qui soutient ce mouvement unilatéral impose un débat idéologique qui présente une étrange uniformité dans le monde entier. Il est surprenant que les mêmes auteurs et les mêmes théories soient des références obligées dans des pays pauvres et riches, au Nord comme au Sud, aussi bien chez les progressistes que chez les conservateurs. Voilà pourquoi c’est avec raison que l’on peut annoncer, devant ce spectacle, la fin des idéologies ou la fin des différences entre droite et gauche. Entendons-nous bien : une fin des idéologies censées exprimer la diversité problématique et le triomphe absolu de l'idéologie qui se substitue à toutes les idées. On prend les diktats (dictados) de l'industrie culturelle comme résultat de la réalité du monde, alors qu'il serait plus raisonnable de supposer que c'est l’industrie culturelle qui est la cause d’une telle interprétation du monde. Il faudrait amender le Marx des Thèses sur Feuerbach qui considérait comme achevée l'interprétation rationnellement correcte du monde. L'herméneutique est une tâche toujours inachevée. Une Europe qui se désintéresse de la relation entre sa diversité et sa pluralité linguistique et culturelle est ainsi une Europe qui se construit en conformité avec des valeurs auxquelles suffit une seule langue. Ces valeurs sont les chiffres. Que l'Union Européenne soit plus pythagoricienne que parménidienne, plus "de chiffres" que "de lettres", plus économique que politique, voilà qui reflète la marginalisation de la pluralité linguistique.

À cet égard, l'œuvre de Lessing Nathan le Sage, célébrée comme le grand traité illustré sur la tolérance moderne, est édifiante. On y trouve trois protagonistes —un musulman, un juif et un chrétien— qui, lassés de se faire la guerre, comprennent que pour mettre fin à leur conflit pluriséculaire ils doivent résoudre un problème théologique. Le problème est le suivant. Comment trois monothéismes distincts peuvent-ils prétendre détenir de manière exclusive la vérité ? Comment peut-il y avoir trois dieux différents tandis que chacun serait le seul véritable ? Comment peut-il exister trois vérités distinctes, dont chacune serait seule à être vraie ? La solution proposée par Nathan, à l'aide du récit juif médiéval Les trois anneaux est que plutôt que de religion véridique il faudrait parler de véridique religion, c’est-à-dire de ce qui rend véridique une religion. L'homme doit renoncer à la possession de la vérité unique et s'efforcer que ses idées, sa religion, son monde soient véridiques. Et cela doit se poursuivre, au cours de la vie, en donnant vérité aux nobles idéaux de la religion.

4. Walter Benjamin décrit la tâche du traducteur comme la "reconstruction du langage pur". Ceci ne correspond pas à ce que nous nous attendons normalement d'une traduction: qu'elle nous rende intelligible un texte écrit dans une langue que nous ignorons. D'autre part, personne n'écrit "en langue pure" mais bien dans des langues réelles qui sont fortement métissées. Alors ? La pureté de la langue est une façon de désigner le parcours qu'il s’agit d’accomplir afin qu’une langue déterminée obtienne un certificat de véracité; ce parcours consiste en un voyage vers le Paradis, vers la langue unique. Il faut souligner que ce certificat, une langue ne l’obtient pas par elle-même, avec ses seules forces, mais en prenant appui sur les autres langues.

Posons d'abord ce qu'une "vraie langue" n'est pas: elle ne consiste pas en l’opération de réception d'une langue originaire qui serait la possession de quelqu'un. Cette langue n'existe plus. Elle consiste, au contraire, à faire mûrir ce désir de plénitude, d'universalité, qui existe à l'intérieur de chaque langue grâce au souvenir qu'autrefois il y eut une vraie langue. Mais, pourquoi au moyen de la traduction ? Parce qu'à travers le contact entre langages qui ne se parlent pas se produisent deux phénomènes: en premier lieu, l'éveil des énergies endormies; à travers la translation ou traduction des langages se produit le miracle par lequel des paroles déterminées déploient de nouveaux signifiés, de sorte que notre langue, par l'impulsion de la langue que nous traduisons, s'enrichit de sens qui n’étaient pas imaginés. La langue étrangère est comme la terre d'exil de signifiés qui appartiennent à notre propre langue mais dont celle-ci n'avait pas de nouvelles. En second lieu, la traduction représente l’épreuve du feu pour des paroles et phrases qui, au moment de leur traduction, mettent en évidence leur futilité et leur insignifiance – de même qu'il y a d’autres textes qui gagnent à être traduits.

Afin d’expliquer cette virtualité de la traduction Benjamin recourt à deux métaphores très éclairantes. D’abord, celle de la croissance. La traduction permet "que mûrisse la semence d'un langage pur". Une langue ne mûrit pas quand elle dérive vers la vraie langue (qui est unique), qu’il s’agisse d’une forme d'espéranto ou de langage universel. La maturation concerne une langue déterminée qui sera toujours particulière, et, en tant que telle, différente des autres. Le propre de la maturité, c’est d'incorporer de nouveaux signifiés à de vieux mots, des signifiés qui surgissent ou s'éveillent grâce à leur contact avec des mots étrangers. Dans une traduction, deux et deux font cinq, puisqu'en traduisant non seulement nous nous approprions le sens d'un mot étranger, mais de plus, si la traduction est bonne, le mot qui la reçoit et que nous connaissions déjà se charge d'un vouloir-dire qui le transcende, qui échappe à la traduction et nous laisse insatisfaits.

La seconde métaphore est celle de l'amphore brisée. Benjamin compare le langage à une ancienne et précieuse amphore qui jadis fut brisée et dont nous ne connaissons que des fragments et la légende d'une existence autrefois entière. Les langues existantes sont comme ces morceaux d'amphore qui invitent à la reconstruction de l'amphore originaire. Comme il n'y a pas de modèle sur lequel se fonder, il n’y a pas d'autre chemin que de trouver un à un les morceaux épars se correspondant. Citation de Benjamin: "De même que les morceaux d'une amphore, afin que l'ensemble puisse être reconstitué, leurs fragments doivent être semblables jusque dans leurs moindres détails mais point identiques, ainsi, au lieu de mimer le sens original, la traduction doit plutôt, poussée par l'amour et avec la plus grande précision faire entrer dans sa propre langue le mode de perception du monde qui est celui de l’original: ainsi, de même que les morceaux parviennent à être reconnus comme fragments d'une même amphore, texte original et traduction doivent être reconnaissables comme fragments d'un langage majeur" (GS, IV.1: 18). La traduction est une porte ouverte vers l'original, exilé dans la langue qui est traduite. Si l'on parvient à ce que la langue traduite et celle qui traduit forment un morceau de l'amphore, on aura avancé en direction du langage pur, ou, en d’autres termes, on aura fait un pas sur le chemin qui fait de notre propre langue une langue véridique.

5. Jorge Semprún a écrit, en réponse aux défenseurs d'une Europe unilingue (comme le haut Moyen âge avec le latin), que cela supposerait non seulement de renoncer à sa propre histoire et à ses racines communes (qui aujourd'hui ne peuvent être jointes que grâce à la diversité culturelle et linguistique), mais aussi une menace pour la construction démocratique. Le dêmos de la démocratie n'est pas un peuple abstrait, uniforme et interchangeable, mais singulier en chaque lieu, puisque ce qui fait d'un collectif un dêmos, c’est son histoire, sa culture, sa mémoire. La construction d'une Europe démocratique "peut seulement se construire à travers la diversité", c'est-à-dire d’abord au moyen de la traduction et de l'apprentissage de plusieurs langues. Les deux exigences sont complémentaires au sens où les langues ne s'apprennent pas pour éviter la traduction, mais au contraire parce que la traduction enrichit la pluralité. Parler la langue de l'autre facilite la communication, en même temps que cela favorise la maturation de sa propre langue.

Ajoutons que ce qui est dit ici de l'Europe est valable pour tout autre lieu. A chaque fois que nous pensons au monde (Menscheit) comme Humanité (Menschlichkeit), c'est-à-dire à chaque fois que nous voyons la communauté des hommes sur le chemin de la conquête de l'être humain de l'homme (Menschlichkeit), il faut imaginer un chemin à créer; et la clé pour avancer dans cette direction n'est pas donnée par elle-même mais vient des autres. La traduction est l'expression linguistique d'une stratégie de coexistence dans laquelle les contenus de la politique, de la morale ou de la vérité apparaissent non comme des titres de propriété que chacun pourrait revendiquer mystérieusement, mais comme les résultats d'une rencontre, comme des découvertes qui viennent précisément de l'autre. C'est pourquoi la vérité ainsi acquise transcende le "mien" et le "tien" et se trouve être universelle.


Bibliographie indicative.

Derrida, Jacques, "Des Tours de Babel" en L’art des confins, sous la direction de Jean-François Lyotard, PUF, Paris, 1985.
Peñalver, P. "El imperativo del origen y la tarea de la traducción", en ER, 5, Séville, 1987.
Reyes Mate, "El lenguaje" in Heidegger y el Judaísmo, Anthropos, Barcelona, 1998.
Benjamin, Walter, "La tâche du traducteur", in Gesammelte Schriften, IV/1, Suhrkamp, Frankfurt/Main, 1972.
Wisenthal, Liselotte, Zur Wissenschaftstheorie W. Benjamins, Athenâum/Verlag, Frankfurt, 1983.


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