Avant le Sommet des Amériques de Québec, deux scénarios étaient envisagés pour la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques étendue à trente-quatre pays, dont la concrétisation est prévue au plus tard en 2005), l'un "optimiste", l'autre "pessimiste". L'hypothèse optimiste prévoyait une ZLEA en retrait sur l'Alena (Accord de libre-échange nord-américain), c'est-à-dire un accord tenant compte des principales critiques émises depuis l'entrée en vigueur de ce dernier en 1994, en particulier sur les droits exorbitants concédés aux investisseurs privés, et sur les impacts sociaux, environnementaux, éducatifs et culturels de l'Alena. L'hypothèse pessimiste gageait pour sa part que la ZLEA serait la pure reproduction à l'échelle continentale des accords régissant l'Alena, sans modification ou guère.
Or une autre hypothèse a surgi le 18 avril avec la diffusion par une ONG américaine d'un document essentiel qui est, de fait, une vraie bombe : les quarante et une pages du rapport du groupe des négociateurs gouvernementaux sur les investissements, assorties du brouillon de rédaction d'un chapitre explicitant les règles du jeu futures entre Etats et investisseurs privés dans le cadre de la ZLEA. Cette hypothèse est celle d'un "scénario du pire" aux yeux de tous ceux qui, dans les Amériques, s'efforcent de concevoir une organisation des rapports économiques et politiques en rupture avec le modèle de l'actuelle Alena. En effet, le texte dévoilé des négociateurs officiels (authentifié le même jour par le ministre du commerce canadien) permet de définir les contours d'une grande ZLEA encore plus radicale dans son néolibéralisme que le laboratoire Alena, qui ne faisait pourtant pas dans la dentelle.
Le brouillon d'accord sur les investissements - chapitre bien sûr essentiel - reprend en substance la même matrice que le chapitre XI de l'Alena, tout en allant "plus loin" sur certains sujets.
Parmi les clauses que l'on relèvera, on notera ainsi (cette liste de perles n'étant nullement limitative) :
- L'interdiction faite aux Etats de fixer des critères de performances aux investisseurs (article 7);
- La prohibition des contrôles de capitaux (article 9, entière liberté de manœ;uvre laissée aux spéculateurs);
- La possibilité pour les investisseurs de réclamer des compensations aux gouvernements pour les dommages subis en cas de guerres, états d'urgence, révolutions ou troubles civils (excellent article 11 !);
- La reproduction (article 15) de la clause de l'Alena de résolution des conflits entre investisseurs et Etats, autorisant les compagnies privées à poursuivre directement les gouvernements si elles s'estiment lésées par leurs décisions, et quelle que soit la légitimité de ces décisions au regard de l'intérêt général;
- Enfin, la mise en place d'une "commission" (mentionnée à de nombreuses reprises) dont le rôle pourrait se révéler essentiel pour la suite : elle permettrait de gérer en continu et de manière discrétionnaire la levée des exceptions aux règles de l'accord signé. Ce qui aurait pour effet de faire de la ZLEA un accord aménageable au gré des dirigeants futurs de cette commission, et non pas la règle du jeu claire et stabilisatrice que prétendent vendre ses promoteurs actuels aux citoyens concernés.
On soulignera aussi que, dans la définition des investissements, sont précisément inclus les droits de propriété intellectuelle, en dépit de toutes les dénégations sur un sujet particulièrement sensible dans le cadre du débat concernant la production de médicaments génériques pour des maladies telles que le sida. Bref, le triomphe de la liberté sans contraintes des investisseurs privés en face d'Etats aux mains liées. Compte tenu des caractéristiques mentionnées et de bien d'autres sur lesquelles chacun forgera son opinion, il apparaît en l'état, et quelles que
soient les "divergences" alléguées de certains partenaires (comme le Brésil), que la plate-forme de négociation présente définit un mode d'intégration continentale américaine alarmant aussi bien pour les populations concernées que pour le reste du monde.
Un monde où l'Etat est en retrait sur tous les fronts, où l'intérêt public ne compte plus et celui des minorités encore moins, où l'intérêt privé peut triompher sans limites assignées à son appétit d'accumulation de richesses.
Bref, la ZLEA signe le retour de l'AMI (l'Accord multilatéral sur les investissements) par la fenêtre quand on croyait l'avoir chassé par la porte principale. Un retour dont il faut entendre le triple sens. Le premier est l'expérimentation à une échelle encore inconnue de l'hégémonie économique comme paradigme de toutes les intégrations (politiques, sociales, éducatives, culturelles, linguistiques...). Le deuxième est qu'il constitue une vive riposte par la différence (qualitative et quantitative) aux "réussites" intolérables de l'Union européenne.
Le troisième est de fournir, en vue des discussions sur l'avenir de l'OMC (en particulier à Qatar en novembre 2001), le bon décalque à appliquer au nouveau désordre économique international. Le pochoir qui révélera la figure d'un monde vraiment "AMIcal", tel que l'affectionnait l'anticipateur de toutes les dérives tyranniques : George Orwell.
par François de Bernard, Président du GERM
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